jeudi 27 août 2015

Inch'Allah

Ses paupières s’ouvrent dans le noir. Il est l’heure, elle le sait, malgré la pesanteur de ses membres sur le matelas. Elle s’étire pour chasser le sommeil et se lève en quelques bruissements habitués. Elle emplit la vieille bouilloire, la pose sur le feu. Il fait frais dans la pièce. Elle attrape ses vêtements et se dirige vers la douche, fait demi-tour pour prendre le savon. L’eau fatiguée coule sur son corps. Elle se frotte, longtemps, pour évacuer la couverture rêche, la nuit trop courte. Habillée et presque prête, elle prépare son thé. Il ne sera pas assez fort, mais elle n’a pas le temps de le laisser infuser. Elle pose le réveil à côté du lit des enfants, pose une caresse, un million de baisers sur leurs fronts assoupis. Puis elle se glisse dehors.
Le trottoir luit de flaques orangées des réverbères. Elle marche vite, en serrant son manteau autour d’un frisson las. Dans son sac, sous ses doigts, elle sent l’étui du Navigo et du badge. Elle effleure le portillon pour qu’il la laisse passer. Le quai froid du RER attend la tiédeur d’un wagon. Encore un voyage. Les yeux clos, elle rêve de brises dans les palmiers, de plages brutales de soleil, de mer, de barques, de misère. Elle sent sur son dos la chaleur imposante d’un autre rivage. Le train ouvre devant ses pieds engourdis sa porte de métal soupirant. Elle monte, s’assied, referme les paupières. Les enfants se lèveront-ils quand le réveil sonnera ? Seront-ils à l’heure à l’école ? Le roulis la berce.
Elle ne compte plus les arrêts. Elle se lève, prend son tour pour la descente, parcourt sans les voir les escaliers, les couloirs. Une aube imprécise enroule une bise pleine de feuilles mortes autour de ses jambes. Elle marche vite contre le vent d’automne. Elle sort le badge, le présente au lecteur, pousse la lourde poignée. Elle prend sa blouse dans le placard, la revêt, tire le chariot, vérifie les produits, réassortit les chiffons, les serpillières. Elle pousse son fardeau jusqu’au monte-charge. 
D’abord l’immense cuisine, avant que le reste du personnel arrive. Elle balaie le sol rapidement.  Puis elle emplit son seau, dose le détergent, décrasse avec un soin maniaque. C’est comme ça qu’on lui a appris. L’endroit où on prépare la nourriture doit être propre. Elle s’applique, en admirant les éviers et les appareils en inox rutilants, que l’équipe a briqués hier soir, avant de finir son service. Elle est là pour les gros travaux, et à ce grand ménage, elle s’applique. Elle passe une dernière fois pour sécher le carrelage, vérifie que tout est bien net, ferme la porte derrière son chariot.
Un couloir. Les toilettes des employés. Elle avance par petites étapes. Elle entend les gens arriver. Ils s’emparent des espaces qu’elle vient de quitter. Elle sort un gros aspirateur d’un réduit et se précipite vers la salle à manger. Elle a passé trop de temps dans les communs, elle doit se dépêcher avant le petit déjeuner. Elle a mal au bras droit. Elle a tout le temps mal. Elle oublie quand elle dort, mais là, elle sent l’élancement partir de son épaule, irradier dans son coude, se concentrer dans son poignet. Elle ignore la douleur et pose en vitesse les chaises sur les tables, lance le manche de l’aspirateur à l’assaut des saletés. Elle a vite fini. Elle passe rapidement un bon coup de serpillière, jette un dernier regard sur le sol sec.
Avant le repas des pensionnaires, elle a droit à une pause, et va prendre sa tasse de café à la cuisine. La maîtresse des lieux est une matrone moustachue et bougonne, qui lui fait penser à une de ses tantes, Aïcha, la plus ronde. Elle boit debout, mais elle a vu, sur le plateau, le sucrier qui déborde, un joli pot plein de lait frais, une assiette de petits gâteaux. La grosse femme la lui désigne en silence. Elle hoche la tête, en prend un, par politesse. Elle a faim. L’autre lui tend encore l’assiette, puis se détourne et y ajoute une grosse pomme rose. Une belle pomme sucrée et juteuse. Elle hoche la tête, sourit, murmure un merci et empoche le fruit et les gâteaux.
Elle reprend son chariot et monte faire les chambres désertes. Tout le monde est descendu prendre le petit déjeuner. Elle s’affaire, rapide et précise, malgré son bras qui la tourmente. Les enfants étaient-ils bien couverts ? Si-Mo a-t-il bien pris son écharpe ? Elle peut compter sur la grande pour prendre soin des petits. Elle soupire, grignote un gâteau entre deux portes, la main sous le menton pour rattraper les miettes. Les draps sentent l’urine. Elle enlève les tissus tâchés, nettoie l’alèse imperméable à grands coups d’éponge, refait le lit. Une autre pièce. Près du sommier, un bassin empeste. Elle le prend, vide les déjections dans les toilettes, tire la chasse. Elle désinfecte le tout, replace le bassin près du lit.
Les pensionnaires regagnent leurs chambres. Parfois, une aide-soignante ou une infirmière lui demande d’aider pour la toilette. Ils sont si vieux, si fragiles. Elle admire les gestes précis et doux des femmes en blanc. Elle écoute les instructions, elle a du mal à comprendre, elle s’arrête pour tendre l’oreille, comme si la répétition de ces mots étranges pouvait lui permettre de leur trouver un sens. C’est comme une musique dans sa tête, la langue d’ici qu’elle n’a pas pris le temps d’apprendre. Quand elle y pense, elle demande aux enfants, le soir. Quand elle y pense et quand elle n’est pas trop épuisée pour avoir oublié ce qu’elle n’a pas compris.
Chambres, lits, draps souillés, bassins. Hormis la tasse de café, elle frotte depuis cinq heures. Elle a oublié de manger la pomme. Elle la rapporte d’un air contrit à la matrone, dans la cuisine. Celle-ci repousse le fruit dans sa poche. Un cadeau, ça ne se refuse pas. L’intendante arrive. Tout le personnel se redresse avec un frisson. Le regard froid inspecte les lieux, les tenues, la préparation des repas. Elle sort. Tout est en ordre. Le travail reprend dans un soupir, que nul ne se souvient avoir retenu. Le personnel mange juste avant les pensionnaires. La cuisinière sert le même repas à tous. Les plats parcourent la tablée, toujours un peu plus légers. On ne discute pas vraiment, et ça l’arrange, de toute façon, elle n’a pas assez de vocabulaire pour participer à la conversation. Elle mange peu, mais savoure chaque bouchée. A cause d’elle, la viande est à part, elle n’en prend jamais. Elle n’ose pas. Et si c’était interdit ? Elle n’a jamais rien dit. Simplement, depuis qu’elle est arrivée, c’est comme ça.
La pause est terminée. Elle reprend son chariot et va nettoyer la salle à manger. Après, elle ira dans les bureaux, et ce sera fini. L’intendante la toise à la porte de son office. Elle n’a pas tout à fait honte de lui avoir menti, alors qu’on l’a élevée dans la plus parfaite honnêteté. Pas tout à fait, parce qu’elle n’avait pas le choix. Elle a fait son travail, ce travail auquel elle n’avait pas droit. Elle range son chariot, met les chiffons souillés et les serpillières dans la machine à laver. Elle étend une brassée de draps propres sur le fil immense qui court dans toute la cave. Puis elle enlève sa blouse grise, prend la pomme dans sa poche et pousse la lourde porte pour sortir dans le vent plein de feuilles mortes. Le quai du RER sent les couloirs défraîchis et la marée humaine qui les emprunte chaque jour.
Elle tire un peu sur son foulard, sent le lourd chignon sous le tissu. Sa mère avait des cheveux magnifiques, noirs comme une nuit de printemps. Elle se souvient de sa silhouette, de son rire, de ses comptines. Guère plus. Elle se souvient du ventre distendu et du bébé mort avec sa mère. Elle pense à ses enfants à elle, à ses quatre trésors vivants, à leurs boucles tièdes dans son cou, à leur babillages, à leur enfance, loin, si loin des brises dans les palmiers, des plages brutales de soleil, de la mer, des barques, pas assez loin de la misère. Le trajet du retour s’étire sur son bras douloureux. Demain, ça fera encore plus mal. Il faudrait qu’elle ménage ce membre qui la tourmente. Elle ferme les yeux sur le roulis du train, sur la tiédeur moite du wagon griffé de trainées humides. Il pleut.
Elle remonte vers chez elle. Il n’y a pas de relief entre la gare et son immeuble, mais la rue semble toujours en pente sous ses pieds. Elle pousse la porte et les remugles de l’escalier l’assaillent. Dans l’ascenseur, elle ferme encore les yeux. Les enfants ne vont pas tarder à rentrer. Encore une journée, morte comme la veille. Elle ouvre. Elle a les yeux brillants. Une ombre dans la pièce à vivre. Le canapé où elle dort est replié. Il est levé. Il l’enlace, ôte le foulard, défait le chignon, glisse ses doigts dans  ses cheveux. Elle se laisse aller contre sa poitrine, un sanglot au bord des lèvres. Jusqu’à quand ? Elle ravale sa peine, elle ne veut pas que les enfants la voient pleurer. Il pose un baiser sur son front et la laisse aller. Elle rattache ses cheveux d’un geste machinal, accroche un sourire à sa bouche pour accueillir la joyeuse cavalcade de retour de l’école. Bouchra pousse sa petite sœur devant elle. Si-Mohamed a l’air boudeur. Hakim manque de tomber sur un cartable jeté près de la porte. Ils l’embrassent, parlent tous en même temps. Leur père fronce les sourcils, elle lève une main, indique la salle de bain. Ils se ruent pour se laver les mains. Puis elle sort la pomme rose et juteuse, énorme. Elle la coupe en quatre et distribue un quartier à chacun. Ils rient et poussent des cris de joie. Elle les gronde pour qu’ils savourent le fruit.
Alors elle s’assoit près de lui sur le canapé. Et elle soupire. Jusqu’à quand ? Il prend son menton découragé, le redresse et lui montre le dossier, l’énorme dossier.
-          Courage, cette fois, ça va marcher. Je te promets que nous aurons le droit de rester, d’être ici, sans nous cacher.
Elle regarde la grosse pile qu’elle ne sait pas lire. Inch’Allah, cette fois, on leur donnera des papiers.


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