Mon cher fils,
A l’heure où tu liras ces mots,
je peux me permettre de te nommer « cher », quoiqu’il n’y eut jamais entre nous
la moindre affection. Je sais que ce moment a trop tardé pour toi de prendre ma
succession. En témoignent tes nombreuses tentatives de m’arracher le sceptre.
Je l’ai voulu ainsi, tu as fait tes premières armes d’homme d’Etat en rusant pour
le devenir. Tu y as appris la prudence, et un peu de stratégie. Tu y as perdu
aussi tes camarades _ je ne pouvais pas laisser impunis vos complots. Et un
empereur n’a pas d’amis. Il a des ministres, un héritier et des serviteurs.
Tu vas pouvoir poser sur mon
trône tes fesses accoutumées à la selle. Ces années passées à te trouver des
alliés contre moi t’auront servi à tester la loyauté des grands de cet empire _
et à moi, à repérer quelques branches pourries, que j’ai élaguées. Tu as aussi
découvert l’inconstance, l’appât du gain et des honneurs. Tu sauras t’attacher
les uns et les autres par ces moyens, comme je l’ai fait.
Ton impatience à me remplacer t’a
obligé à t’intéresser au gouvernement que j’ai mis en place, aux impôts que je
lève, aux populations qui les paient, à mon administration. Tu as longuement
étudié cet assemblage subtil que j’ai construit au fil du temps. Je te lègue un
pays stable et aux finances saines. Après la conquête, il a fallu réduire les
effectifs de l’armée, occuper les anciens soldats, installer des structures
stables et assurer un revenu à chacun. J’ai transformé l’économie du pays, on a
fabriqué des outils plutôt que des armes, mis les terres conquises en culture,
ouvert des écoles, levé des impôts plus justes. Les peuples soumis ne sont pas
assimilés, tu devras poursuivre leur intégration. Quelques révoltes émailleront
ton règne. Sois ferme, mais ne deviens pas cruel.
Je t’ai fait fort et droit. Si tu
m’as tant trahi, c’est que je voulais pour toi ces épreuves. Aujourd’hui, je
n’ai pas plus de conseils à te donner. Je vais te livrer un secret. Il est si
bien gardé que j’ai fait éliminer tous les témoins afin que nul ne puisse dire
d’où je venais. Puis j’ai construit une légende. Tu préserveras le mythe, mais
tu n’oublieras jamais qui j’étais.
Je suis né les pieds dans la
glèbe, aux confins de l’empire, dans une province modeste, dans un village plus
modeste encore. Ton auguste père, fils du ciel, est un paysan. J’ai grandi en
bordure de nos champs, j’ai travaillé de mes mains. Je ne savais pas tenir une
arme, sinon pour égorger un poulet _ nous n’étions pas assez riches pour
posséder du bétail _ ou tirer du gibier. Je me suis marié avec une jolie
villageoise, une compagne d’enfance et nous étions heureux. Pauvres, mais
heureux. Des années médiocres ont succédé à des récoltes insuffisantes. A
l’époque, plusieurs royaumes régentaient ce qui devint mon empire. Ils étaient
plus petits, plus étriqués, plus vieux aussi, à bout de souffle et déjà ruinés
par leurs rivalités. Pour financer une querelle de plus contre le monarque
voisin, le nôtre leva une taxe sur le sel. Une denrée indispensable, et dont
l’imposition pesait lourd sur le menu peuple.
Je ne sais pourquoi, je quittai
ma femme en pleurs. Elle a tenté de me dissuader de cette démarche folle, mais
je partis et je me rendis à la capitale. Pour voir le roi. J’ai voyagé des
semaines et je suis arrivé près du palais. Ne pouvant y pénétrer, j’ai soudoyé
un eunuque qui travaillait là. J’ai choisi un personnage important. Je l’ai
fait boire et jouer aux dés. Je l’ai laissé gagner juste assez pour qu’il croie
à sa chance, puis perdre, et remporter la mise et perdre à nouveau,
indéfiniment. Quand il n’eut plus d’enjeu à placer, je lui ai extorqué une
audience. Je suis allé me prosterner devant une cour narquoise et un fantoche
placé sur un trône, abrité par un mouchoir parfumé. Interloqué, il a écouté ma
supplique, puis un geste méprisant m’a chassé du palais. J’ai regagné mon
village. Là, ne m’attendaient que des ruines. Des chicots noircis, c’était tout
ce qu’il restait de nos maisons. Les champs étaient recouverts de sel, ce
maudit sel que nous devions payer plus cher. Et sur ce qui fut nos chemins, des
cadavres boursouflés servaient de pitance aux corbeaux et aux mouches. Les
dépouilles des femmes étaient rassemblées à l’écart. Toutes, les vieilles, les
mères, les sœurs et les épouses, les filles, les jupes relevées sur les
cuisses, et la gorge tranchée. J’ai quitté ce lieu de désolation. Sans creuser
une tombe. Le corps de mon épouse reposait parmi les autres.
Je suis parti sur des chemins que
j’ignorais. J’ai vécu dans la forêt, je n’y ai pas croisé un homme. Et puis un
jour, près de la lisière, j’ai entendu les sons d’un convoi. Des soldats
entouraient un palanquin où se prélassait un homme gras. Les gens d’armes
chantaient en marchant. Ils avaient l’air bien nourris, leurs vêtements
paraissaient neufs, et le poussah sur sa litière arborait une chaine en or.
J’ai compris que je voyais passer un collecteur d’impôts. Et je lui en ai voulu
d’être si florissant alors que je vivais comme un sauvage. Je suis retourné
chercher mes flèches. Mais elles convenaient pour tirer le gibier dont je me
nourrissais, pas pour tuer un homme. Alors je les ai suivis, et j’ai attendu la
nuit. Dans les petites heures du matin, alors que tous ronflaient, j’ai
dépouillé un type endormi. Je l’ai saigné sans un bruit et j’ai pris son
équipement. Et ainsi de suite. Au bout de trois morts, le capitaine a désigné
des sentinelles, a organisé des rondes. J’ai continué à tuer, et à me
constituer un arsenal que je cachais sur ma route sanglante. Quand ils se sont
réfugiés dans une auberge, j’ai tiré des traits meurtriers sur ce qu’il restait
de la troupe au moment où elle sortait pour aller boire. J’ai gagné la chambre
du gros percepteur et je lui ai crevé la panse. J’ai pris son coffre et je l’ai
laissé essayer de retenir ses énormes entrailles de ses mains, hurlant comme un
porc.
J’ai ramassé les armes volées et
je suis retourné, chargé comme un baudet, dans ma forêt. Je suis resté des
jours avec une cassette pleine d’or dont je n’avais que faire. Et j’ai
recommencé. J’ai tendu des embuscades de plus en plus élaborées, j’ai volé de
plus en plus de métal précieux, et d’armes. Un matin, un jeune homme s’est
rendu dans ma retraite. Et il a appelé. Il expliquait que lui et ses compagnons
voulaient se joindre au héros qui éliminait les collecteurs d’impôts. Je me
suis découvert. Et pour voir ce qu’il valait, je lui ai confié un peu d’or.
Puis je l’ai suivi. Il est allé dans son village, et il a partagé mon trésor
entre tous les villageois. Nous avons monté une bande, dont j’étais le
capitaine. Le roi a envoyé des soldats, et même un général. Nous leur avons
pris leurs chevaux. Et j’ai éventré l’orgueilleux officier.
Nous étions de plus en plus
nombreux. J’ai réparti des commandements entre mes premiers compagnons d’armes.
L’armée, déjà abattue par les conflits incessants avec les royaumes voisins,
nous regardait passer en priant pour que nous l’épargnions. J’ai enrôlé des
déserteurs, je me suis retrouvé à la tête d’un régiment, et surtout d’une
révolte. Des paysans nous rejoignaient, des érudits nous approuvaient. Et notre
monarque apprit à ses dépens qu’une cour d’eunuques et de femmes, et un
mouchoir parfumé forment un maigre rempart contre une insurrection. J’ai pris des villes, j’ai pris
la capitale. J’ai fait passer au sabre tout un harem de femelles et deux ou
trois bambins qui pouvaient se prétendre de sang royal. Des nobles vinrent me rendre
hommage, mettre leur sabre à mon service. Ce fut un jeu d’enfant de lancer une
guerre de conquête. Je me suis taillé un empire. J’ai noué des alliances. Ta
mère, une princesse hautaine et froide, me donna un fils et dota ma cour d’une
étiquette. Peu à peu, les complices des débuts disparurent, et je précipitai la
perte des deux restants. Je ne voulais pas de témoins de mon passage de la
forêt au trône. Les lettrés furent convoqués, avec quelques prêtres, pour me
donner une origine à la mesure de mon destin.
Puis je fus las de la guerre et m’attachai
à construire. Des ingénieurs vinrent me présenter des plans et le pays se
couvrit de routes et de ponts. Des administrateurs me proposèrent des réformes.
Je fis table rase des anciens systèmes pour me retrouver à la tête d’un pays
organisé et prospère. Il y eut quelques soubresauts, mais je me plus à être
empereur comme j’avais aimé éventrer des percepteurs. Les prisons ne sont pas
pleines. Elles ne sont pas vides non plus, et le bourreau a des loisirs. J’ai
pu étudier, moi qui avais grandi inculte. J’ai fait brûler nombre d’ouvrages
qui ne m’intéressaient pas.
J’ai fini par devenir un vieil
homme. Je crois que mes peuples m’aimaient un peu, au-delà du culte que je leur
ai imposé. La légende dira que je suis monté aux cieux rejoindre les dieux qui
m’ont enfanté. Mais la vérité, c’est que, pendant toutes ces années, je n’ai
cessé de pleurer mon épouse, mon village et mes champs. Je suis heureux que
tout se termine enfin.
Tu as été élevé soigneusement
pour perpétuer mon héritage. Je t’ai voulu en révolte parce que tu ne possédais
pas ce génie qui m’a élevé au trône. Tu as appris, avec du sang et des larmes,
à prendre ma suite. Je ne t’ai jamais aimé, tu n’es que la continuation de mon
autorité. Et cet empire après moi ne durera que le temps de nouvelles querelles
avec les pays voisins, d’une autre disette et d’un impôt de trop. Alors
seulement se lèvera mon digne héritier, celui qu’habite la force irrésistible
des vainqueurs. Je te laisse le pouvoir. Pas le bonheur, ni l’éternité.
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