jeudi 27 août 2015

Mon cher fils

Mon cher fils,
A l’heure où tu liras ces mots, je peux me permettre de te nommer « cher », quoiqu’il n’y eut jamais entre nous la moindre affection. Je sais que ce moment a trop tardé pour toi de prendre ma succession. En témoignent tes nombreuses tentatives de m’arracher le sceptre. Je l’ai voulu ainsi, tu as fait tes premières armes d’homme d’Etat en rusant pour le devenir. Tu y as appris la prudence, et un peu de stratégie. Tu y as perdu aussi tes camarades _ je ne pouvais pas laisser impunis vos complots. Et un empereur n’a pas d’amis. Il a des ministres, un héritier et des serviteurs.
Tu vas pouvoir poser sur mon trône tes fesses accoutumées à la selle. Ces années passées à te trouver des alliés contre moi t’auront servi à tester la loyauté des grands de cet empire _ et à moi, à repérer quelques branches pourries, que j’ai élaguées. Tu as aussi découvert l’inconstance, l’appât du gain et des honneurs. Tu sauras t’attacher les uns et les autres par ces moyens, comme je l’ai fait.
Ton impatience à me remplacer t’a obligé à t’intéresser au gouvernement que j’ai mis en place, aux impôts que je lève, aux populations qui les paient, à mon administration. Tu as longuement étudié cet assemblage subtil que j’ai construit au fil du temps. Je te lègue un pays stable et aux finances saines. Après la conquête, il a fallu réduire les effectifs de l’armée, occuper les anciens soldats, installer des structures stables et assurer un revenu à chacun. J’ai transformé l’économie du pays, on a fabriqué des outils plutôt que des armes, mis les terres conquises en culture, ouvert des écoles, levé des impôts plus justes. Les peuples soumis ne sont pas assimilés, tu devras poursuivre leur intégration. Quelques révoltes émailleront ton règne. Sois ferme, mais ne deviens pas cruel.
Je t’ai fait fort et droit. Si tu m’as tant trahi, c’est que je voulais pour toi ces épreuves. Aujourd’hui, je n’ai pas plus de conseils à te donner. Je vais te livrer un secret. Il est si bien gardé que j’ai fait éliminer tous les témoins afin que nul ne puisse dire d’où je venais. Puis j’ai construit une légende. Tu préserveras le mythe, mais tu n’oublieras jamais qui j’étais.
Je suis né les pieds dans la glèbe, aux confins de l’empire, dans une province modeste, dans un village plus modeste encore. Ton auguste père, fils du ciel, est un paysan. J’ai grandi en bordure de nos champs, j’ai travaillé de mes mains. Je ne savais pas tenir une arme, sinon pour égorger un poulet _ nous n’étions pas assez riches pour posséder du bétail _ ou tirer du gibier. Je me suis marié avec une jolie villageoise, une compagne d’enfance et nous étions heureux. Pauvres, mais heureux. Des années médiocres ont succédé à des récoltes insuffisantes. A l’époque, plusieurs royaumes régentaient ce qui devint mon empire. Ils étaient plus petits, plus étriqués, plus vieux aussi, à bout de souffle et déjà ruinés par leurs rivalités. Pour financer une querelle de plus contre le monarque voisin, le nôtre leva une taxe sur le sel. Une denrée indispensable, et dont l’imposition pesait lourd sur le menu peuple.
Je ne sais pourquoi, je quittai ma femme en pleurs. Elle a tenté de me dissuader de cette démarche folle, mais je partis et je me rendis à la capitale. Pour voir le roi. J’ai voyagé des semaines et je suis arrivé près du palais. Ne pouvant y pénétrer, j’ai soudoyé un eunuque qui travaillait là. J’ai choisi un personnage important. Je l’ai fait boire et jouer aux dés. Je l’ai laissé gagner juste assez pour qu’il croie à sa chance, puis perdre, et remporter la mise et perdre à nouveau, indéfiniment. Quand il n’eut plus d’enjeu à placer, je lui ai extorqué une audience. Je suis allé me prosterner devant une cour narquoise et un fantoche placé sur un trône, abrité par un mouchoir parfumé. Interloqué, il a écouté ma supplique, puis un geste méprisant m’a chassé du palais. J’ai regagné mon village. Là, ne m’attendaient que des ruines. Des chicots noircis, c’était tout ce qu’il restait de nos maisons. Les champs étaient recouverts de sel, ce maudit sel que nous devions payer plus cher. Et sur ce qui fut nos chemins, des cadavres boursouflés servaient de pitance aux corbeaux et aux mouches. Les dépouilles des femmes étaient rassemblées à l’écart. Toutes, les vieilles, les mères, les sœurs et les épouses, les filles, les jupes relevées sur les cuisses, et la gorge tranchée. J’ai quitté ce lieu de désolation. Sans creuser une tombe. Le corps de mon épouse reposait parmi les autres.
Je suis parti sur des chemins que j’ignorais. J’ai vécu dans la forêt, je n’y ai pas croisé un homme. Et puis un jour, près de la lisière, j’ai entendu les sons d’un convoi. Des soldats entouraient un palanquin où se prélassait un homme gras. Les gens d’armes chantaient en marchant. Ils avaient l’air bien nourris, leurs vêtements paraissaient neufs, et le poussah sur sa litière arborait une chaine en or. J’ai compris que je voyais passer un collecteur d’impôts. Et je lui en ai voulu d’être si florissant alors que je vivais comme un sauvage. Je suis retourné chercher mes flèches. Mais elles convenaient pour tirer le gibier dont je me nourrissais, pas pour tuer un homme. Alors je les ai suivis, et j’ai attendu la nuit. Dans les petites heures du matin, alors que tous ronflaient, j’ai dépouillé un type endormi. Je l’ai saigné sans un bruit et j’ai pris son équipement. Et ainsi de suite. Au bout de trois morts, le capitaine a désigné des sentinelles, a organisé des rondes. J’ai continué à tuer, et à me constituer un arsenal que je cachais sur ma route sanglante. Quand ils se sont réfugiés dans une auberge, j’ai tiré des traits meurtriers sur ce qu’il restait de la troupe au moment où elle sortait pour aller boire. J’ai gagné la chambre du gros percepteur et je lui ai crevé la panse. J’ai pris son coffre et je l’ai laissé essayer de retenir ses énormes entrailles de ses mains, hurlant comme un porc.
J’ai ramassé les armes volées et je suis retourné, chargé comme un baudet, dans ma forêt. Je suis resté des jours avec une cassette pleine d’or dont je n’avais que faire. Et j’ai recommencé. J’ai tendu des embuscades de plus en plus élaborées, j’ai volé de plus en plus de métal précieux, et d’armes. Un matin, un jeune homme s’est rendu dans ma retraite. Et il a appelé. Il expliquait que lui et ses compagnons voulaient se joindre au héros qui éliminait les collecteurs d’impôts. Je me suis découvert. Et pour voir ce qu’il valait, je lui ai confié un peu d’or. Puis je l’ai suivi. Il est allé dans son village, et il a partagé mon trésor entre tous les villageois. Nous avons monté une bande, dont j’étais le capitaine. Le roi a envoyé des soldats, et même un général. Nous leur avons pris leurs chevaux. Et j’ai éventré l’orgueilleux officier.
Nous étions de plus en plus nombreux. J’ai réparti des commandements entre mes premiers compagnons d’armes. L’armée, déjà abattue par les conflits incessants avec les royaumes voisins, nous regardait passer en priant pour que nous l’épargnions. J’ai enrôlé des déserteurs, je me suis retrouvé à la tête d’un régiment, et surtout d’une révolte. Des paysans nous rejoignaient, des érudits nous approuvaient. Et notre monarque apprit à ses dépens qu’une cour d’eunuques et de femmes, et un mouchoir parfumé forment un maigre rempart contre une  insurrection. J’ai pris des villes, j’ai pris la capitale. J’ai fait passer au sabre tout un harem de femelles et deux ou trois bambins qui pouvaient se prétendre de sang royal. Des nobles vinrent me rendre hommage, mettre leur sabre à mon service. Ce fut un jeu d’enfant de lancer une guerre de conquête. Je me suis taillé un empire. J’ai noué des alliances. Ta mère, une princesse hautaine et froide, me donna un fils et dota ma cour d’une étiquette. Peu à peu, les complices des débuts disparurent, et je précipitai la perte des deux restants. Je ne voulais pas de témoins de mon passage de la forêt au trône. Les lettrés furent convoqués, avec quelques prêtres, pour me donner une origine à la mesure de mon destin.
Puis je fus las de la guerre et m’attachai à construire. Des ingénieurs vinrent me présenter des plans et le pays se couvrit de routes et de ponts. Des administrateurs me proposèrent des réformes. Je fis table rase des anciens systèmes pour me retrouver à la tête d’un pays organisé et prospère. Il y eut quelques soubresauts, mais je me plus à être empereur comme j’avais aimé éventrer des percepteurs. Les prisons ne sont pas pleines. Elles ne sont pas vides non plus, et le bourreau a des loisirs. J’ai pu étudier, moi qui avais grandi inculte. J’ai fait brûler nombre d’ouvrages qui ne m’intéressaient pas.
J’ai fini par devenir un vieil homme. Je crois que mes peuples m’aimaient un peu, au-delà du culte que je leur ai imposé. La légende dira que je suis monté aux cieux rejoindre les dieux qui m’ont enfanté. Mais la vérité, c’est que, pendant toutes ces années, je n’ai cessé de pleurer mon épouse, mon village et mes champs. Je suis heureux que tout se termine enfin.

Tu as été élevé soigneusement pour perpétuer mon héritage. Je t’ai voulu en révolte parce que tu ne possédais pas ce génie qui m’a élevé au trône. Tu as appris, avec du sang et des larmes, à prendre ma suite. Je ne t’ai jamais aimé, tu n’es que la continuation de mon autorité. Et cet empire après moi ne durera que le temps de nouvelles querelles avec les pays voisins, d’une autre disette et d’un impôt de trop. Alors seulement se lèvera mon digne héritier, celui qu’habite la force irrésistible des vainqueurs. Je te laisse le pouvoir. Pas le bonheur, ni l’éternité.

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