dimanche 15 octobre 2017

Comment j'ai donné du plaisir à une femme

Une fois assis à ma place dans le TGV, le crachin me fit moins regretter de rentrer à Paris pour assurer mes consultations. Je laissais Paul chez ses parents, pour quelques jours de plus à la Baule. J’aime l’ambiance de ces week-ends de milieu d’été. Je bénéficie, l’espace de quarante-huit heures, de la joyeuse énergie des vacances.

C’est, je crois, la vue de son arme qui attira mon regard. Là, à la ceinture d’un pantalon bleu marine ajusté sur de longues jambes nerveuses, le pistolet était à sa place et totalement incongru sur ce quai de gare. L’homme s’arrêta, en pleine vue de ma fenêtre, mais à l’abri des regards des autres voyageurs. Une femme le suivait, accrochée à son bras. Ils se rencognèrent dans l’ombre, face à face. Les mains posées autour de son visage, les yeux mi-clos et balbutiant d’amoureuses insanités, il semblait hésiter. Il s’empara de sa bouche comme un noyé cherche l’air. Les doigts enfouis dans un chignon sévère, il libéra autour de leur étreinte le soyeux rideau d’une chevelure.

J’aurais dû me sentir importun, même si le couple ne pouvait m’apercevoir, mais je ne parvenais pas à détourner le regard des amants enlacés. S’il est plutôt inhabituel qu’un gendarme se soustraie à son devoir pour se livrer à sa fougue amoureuse sur un quai de gare, il est encore plus étonnant de se trouver témoin des élans d’une connaissance. Dans mon milieu, on ne s’embrasse ni ne s’étreint en public.

Et dans mon milieu, on ne partage pas l’existence d’un autre homme. Ma mère allait me faire payer ce week-end à la Baule, quand bien même elle refusait d’inviter Paul et m’ouvrait à peine sa porte.

Il ne restait plus que deux minutes avant le départ du train. On sentait chaque seconde s’enfoncer comme une aiguille entre les épaules défaites de l’homme en bleu. Il glissa à terre et se retrouva à genoux. Les yeux clos et le visage pressé sous ses seins, il aspira une dernière fois son essence, se leva et la guida vers l’entrée de la voiture. Sa main se serra, et il se détourna pour quitter l’endroit à grands pas rageurs.

La femme monta dans le wagon, les mains dans sa chevelure. En deux mouvements, la somptueuse crinière, domptée, réintégra un chignon serré. Elle me sourit et s’assit en face de moi.
-      Bonjour docteur.
-      Bonjour Mme M.
-      Comment allez-vous ? Je vous en prie, appelez-moi Sirine.
-      Je vais bien, je vous remercie, et appelez-moi Jérôme.

Le temps de ce bref échange, les portes du train se sont fermées et nous roulons hors de la gare. Ses yeux brillent. Je pourrais penser y deviner des larmes, mais ce n’est pas ça. Elle respire un peu vite. Elle irradie de bonheur, d’énergie, d’émotion ? Elle était sur le quai, avec un homme qui n’est pas son mari et elle me sourit, apaisée et chaleureuse.

-      Comment va votre époux ?
Elle sourit encore plus largement.
-      Il est dans les Émirats, avec Hussein.
-      Vos fils ?
-      En vacances. Yunes est chez un ami près de Boston, Ali fait un stage de voile dans un endroit terriblement snob près de Cape Cod. Comment va Paul ?
-      Je l’ai laissé avec ses parents. J’ai passé le week-end avec eux.
-      Vous avez vos consultations…
-      Oui. Paul peut se permettre rester.
-      Vous voilà célibataire pour quelques jours.
Le voyage se passe à deviser agréablement avec cette femme que je connais si bien et si mal. Je me laisse bercer par le son de sa voix sereine et l’éclat doux de ses yeux bruns. Nous approchons de Paris.

-      Venez diner un soir à la maison. Je suis seule pour quelques jours moi aussi.
L’invitation me surprend, mais j’ai envie de revoir cette femme, dont j’ai pourtant exploré le plus intime secret.

La vie sans Paul est d’une fade banalité. Je ne sais, dans notre quotidien bien rôdé, ce qui donne du sel à mes jours, si ce n’est sa présence toute entière, à mes côtés. Je suis amoureux, pas comme au premier jour, mais dans l’émerveillement du lendemain, dans la fête toujours célébrée de le trouver à mes côtés. Je n’erre pas tout à fait comme une âme en peine, une coquille vide, mais son absence, si elle n’a plus l’acuité d’une amputation, me vide la tête.

Jeudi, je vais dîner chez Sirine. J’ai abreuvé Paul de ce rendez-vous deux fois par jour. Il a ri en me faisant remarquer que si elle avait été un homme, il aurait été un peu jaloux. J’ai ri aussi. Il n’est rien de plus ferme que mes sentiments pour cet homme et il n’est pas jaloux. Je tourne en rond comme un gamin de quinze ans avant un premier rendez-vous au ciné. Là, j’ai trente ans de plus, je n’ai pas besoin de me demander si j’oserai tenter de l’embrasser.

La journée s’étire, patient après patient. Enfin arrive l’heure de sonner à la porte d’un immeuble cossu. J’ai à la main une boite à gâteaux d’un pâtissier à la mode et une délicate composition florale, valeurs sûres. Elle m’ouvre, j’entre, nous hésitons à nous saluer. Devons-nous nous serrer la main comme nous l’avons toujours fait, ou puis-je déposer à quelques millimètres de sa joue ces simulacres de bise qui marqueraient une intimité que je n’ai pas encore méritée ? Elle me sauve en claquant un baiser sonore sur ma pommette, me débarrasse de mes présents et m’indique son salon.

-      Je suis heureuse que vous ayez accepté mon invitation.
-      Je suis content de vous voir.
Elle est belle. C’est une de ces femmes dont la jeunesse est inachevée, trouble, mais dont la maturité éclate à son midi. Elle sera belle jusqu’à son dernier souffle, l’âge la polit comme la mer retourne un tesson et le transforme en gemme.

-      Vous n’avez pas compris, sur le quai de gare, n’est-ce pas ?

Je sursaute, contrit. Elle ne m’a pas vu avant de monter dans le wagon, mais là où j’étais assis, je ne pouvais pas avoir manqué de la remarquer.
Elle sourit avec une pointe d’indulgence.

-      Voyons, Jérôme, je ne vous invite pas à dîner pour acheter votre silence. Vous êtes assez gentleman pour ne pas vous répandre en société sur ce que vous avez vu, et assez honnête pour ne pas souhaiter mentir. Je suis discrète, surtout pour ne pas porter tort à mes fils, mais je n’ai rien à cacher à mon mari. Nous sommes mariés depuis vingt ans, vous savez.
Je cligne des yeux. Mon hôtesse n’a pas quarante ans.

-      Nous allons passer à table et je vais vous expliquer. C’est pour ça que vous êtes là, pour que je puisse me confier.
Elle rayonne de douceur et de bienveillance. Je suis venu plein de curiosité et elle me reçoit pour me rassasier.

-      Je me suis mariée jeune. Omar a douze ans de plus que moi. On lui avait recommandé ma famille, qu’il connaissait. Il voulait une épouse assez intelligente pour la vie qu’il souhaite mener. Un mariage, deux enfants au moins, même si c’étaient des filles, l’assurance d’une vie aisée. Il a ses secrétaires particuliers. Il doit être discret, pour ses affaires, pour sa respectabilité.
-      Quel âge aviez-vous quand vous l’avez épousé ?
-      Tout juste dix-huit ans. A mon époque, c’était assez jeune pour se marier, mais pas inusité. Nous sommes venus vivre à Genève tout de suite après nos noces. Il ne voulait pas rester en Egypte, ce pays l’étouffe. Nous y allons deux fois par an, c’est assez pour lui. J’ai toujours eu une vie agréable avec lui.
J’ai croisé Omar trois fois. La première fois, c’était dans une soirée de charité. Un de mes meilleurs amis a rassemblé de nombreux médecins autour de projets humanitaires. Grâce à lui, j’ai voyagé et soigné loin de chez moi. Omar faisait partie des donateurs. Un homme lointain, dont le sourire est aussi distant que celui de sa femme est chaleureux. Un bel homme aussi, soucieux de l’impression qu’il donne. J’avais trouvé qu’ils formaient un couple assorti.

Il ne m’a jamais touchée, pas même pendant notre nuit de noces. C’est un mari respectueux et un compagnon agréable. J’ai rempli ma part du contrat. J’adore mes fils. J’aurais dû être comblée. Je l’ai été.

Je suis médecin. Je vois défiler dans mon cabinet des hommes qui doivent se mettre à nu, littéralement. Paul plaisante parfois en soulignant que je passe mon temps à faire enlever leur slip à d’innombrables inconnus. Je soigne surtout des prostates que les métastases rongent, des vessies qui ne se vident plus, des pénis qui ne se remplissent pas. Urologue, c’était moins prestigieux que chirurgien, à la déconvenue de ma mère, mais j’aime mon métier. Pauvre femme, dans ma vie professionnelle comme dans ma vie privée, je l’ai toujours déçue.

Toutes les femmes ou presque, dans mon pays, sont comme moi.
A la naissance d’Ali, j’ai surpris un échange entre deux aides-soignantes, à la porte de ma chambre. Elles n’avaient pas conscience que je les entendais. Elles avaient de la compassion pour moi, pour mon corps mutilé. Et c’est devenu insupportable. Pas brutalement, mais insidieusement, mon corps ne m’appartenait plus, il n’était pas normal. Omar s’est inquiété. J’étais sombre, je mangeais à peine. Il m’a envoyée consulter un des meilleurs psychiatres qu’il connaissait. Et puis à vous. Vous savez, j’ai mis longtemps à me décider, avant même de vous rencontrer.

C’est là que j’ai rencontré Omar pour la troisième fois. C’est lui qui a pris rendez-vous. Par habitude, je lui ai demandé de s’asseoir et j’ai commencé mon interrogatoire médical. Il a fait un geste pour balayer mes questions et il m’a indiqué qu’il n’avait pas besoin de mes soins ou plutôt qu’il n’était pas venu pour lui. Je l’ai écouté attentivement. Je n’avais jamais fait ça. Je lui ai dit. Il a écarté mes objections d’un autre geste. C’était moi qui devait opérer et personne d’autre. J’ai proposé d’autres noms, d’autres références. Il y tenait. Moi et personne d’autre.
Entretemps, nous nous étions croisés, à l’opéra Bastille. A l’entracte, j’étais allé saluer un de mes copains de mission humanitaire. J’ai retrouvé Paul en train de discuter avec le bel Egyptien. Omar, la main sur l’épaule de mon compagnon, lui parlait presque dans l’oreille. Paul hochait la tête. Quand je me suis approché, il a haussé les épaules. La main est retombée. Omar a souri et il a dit « il n’y a pas de place entre vous deux, il y a trop d’amour. » et il s’est éloigné. Je n’ai pas demandé à Paul de quoi ils parlaient. Cela semblait trop évident.

-      Je suis heureux que vous ayez trouvé le chemin de mon cabinet.
-      Pourquoi ?
-      Pourquoi ? Je soigne. Ce n’est pas seulement un métier.
-      Si, c’est un métier. J’ai compris, au fil des consultations, que ce que vous faites est complexe et délicat.
-      Ce n’est pas si compliqué. J’ai appris.

Oui, j’ai appris. J’ai trouvé des médecins pour m’expliquer les gestes, des patientes à opérer, à qui restituer une part essentielle à leur sexe.

-      L’homme que vous avez vu sur le quai, c’est mon premier amant. Le seul.
-      Qu’avez-vous attendu ?
-      J’avais besoin de devenir moi-même, dans ce corps que vous m’avez donné.
-      Je ne vous l’ai pas donné, il a toujours été vôtre.
-      Et maintenant, il est assez mien pour que j’ose me mettre à nu, et découvrir ce qu’il peut donner de plaisir.
-      Etes-vous heureuse ?
-      Vous voulez savoir si l’opération est réussie ?
-      Non. Non, pas du tout. Le plaisir d’une femme m’est doublement mystérieux. Je sais que j’ai réparé ce qui pouvait l’être. Je veux vraiment savoir si vous êtes heureuse.

Elle secoue la tête et son chignon se défait. Une ondoyante cascade noire se répand sur ses épaules. Ses yeux brillent entre ses cheveux soyeux.

-      Oui, je suis heureuse.
-      Alors j’ai fait mon travail.
-      Plus que ça. Vous m’avez donné du plaisir.


Quand j’ai dit à Paul que j’avais donné du plaisir à une femme, il a hurlé de rire à s’en faire mal au ventre. Je suis urologue, je soigne des prostates, des vessies, des pénis. Et j’ai appris à reconstruire un clitoris pour que cette femme soit heureuse.

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