Tout à l’heure, l’heure avant l’aube, avant les premières
lueurs d’un jour blafard, mon cerveau sevré réclamera sa dose de toxique.
J’aimerais prendre un café, un matin, un café comme les gens normaux, mais mon
corps crie pour de l’alcool, pour du mauvais vin, pour une bière aigre, mes
mains tremblent et cherchent les dernières gorgées de liquide. Et
j’avalerai en grimaçant ces gorgées, juste assez pour tenir debout, pour
changer de niche, pour aller mendier ma prochaine bouteille.
J’ai froid, je n’aime pas ce quartier, je ne m’y sens pas
chez moi. Je n’habite pas l’hiver, je lui survis. Peut-être. Les gentils en
blouson fluo passeront nous voir, voir comment nous allons, nous les tas de
chiffons, nous les amas de crasse, ils nous offriront un café chaud, une petite
discussion. Ça fait longtemps qu’ils ne nous proposent plus une place en foyer. Ils viendront nous chercher seulement si une nuit de loup
fait ouvrir un gymnase, pour éviter que trop d’entre nous sombrent dans le
thermomètre. Je ne les regarde pas toujours, ils maraudent tard dans la nuit et
je suis si fatigué. Je fais semblant de dormir, de cuver, j’espère qu’ils ne
resteront pas assez longtemps pour dissiper mes brumes, pour briser ce début
d’inconscience qui me fait oublier le froid.
Je les ai suivis autrefois, dans ces bibliothèques de misère
et de clochards, de déracinés et de paumés, dans ces recueils de pauvreté et de
galères. J’ai eu un repas chaud, un bon repas, un lit dans un dortoir
surpeuplé, je n’ai pas dormi, entre les bagarres des avinés plus avinés que
moi, plus mauvais que la teigne qui ronge l’épiderme de mon voisin, plus
agressifs que la vermine qui rampait entre ses poils clairsemés, et les cris
des plus fous que moi, fous de solitude et de désespoir. Je n’y vais plus.
Là-bas, il n’y a que des ombres d’humains, mes doubles minables, terrible
miroir de ma déchéance. Et puis, je n’y avais pas attrapé la teigne de mon
voisin, je n’allais pas tenter à nouveau ma chance.
Tout à l’heure, après l’heure avant l’aube, après les
premières lueurs d’un jour blafard, j’irai me poster sur le chemin des jambes
et des souliers affairés, et je tendrai la main. Parfois, je lève la tête pour
découvrir les gens qui vont de ces pas rapides, j’admire les jolis vêtements,
je me dis que cette jeune fille serait gracieuse si elle n’avait pas sacrifié à
une mode qui l’enlaidit. Je contemple un visage propre, des cheveux bien
coiffés, bien coupés, les mains dans des gants, le dos protégé par un bon
manteau. Nous ne vivons pas au même étage. Moi je vis avec leurs pieds, loin de
leur regard. Ce monsieur passe tous les matins avec son chien, et tous les
matins, tire sur la laisse de son clébard pour l’empêcher de me flairer, pour
le tenir à distance de mes fumets et de mes guenilles. Son chien est plus
propre que moi, mais nous pourrions fraterniser. Nous avons le même point de
vue.
Une main laissera tomber une piécette dans ma main tendue,
une main culpabilisante, une main qui vit au tiède, une main qui connait le
confort et le réconfort, une main qui partage la monnaie du pain. La main ne
jette pas un œil sur moi, je murmure un merci, pour moi, pour rester poli, pas
pour la main qui ne m’entend pas plus qu’elle me regarde. Plusieurs mains se
tendront négligemment vers ma paume tournée vers le ciel, feront tomber ma
maigre récolte, ma solde du jour, la promesse d’un autre litre. Les jours de
chance, j’ai de quoi acheter au moins trois litres. Mais je n’en bois pas plus
de deux. J’ai peur de manquer. C’est terrible ce manque, quand il me ravage. Il
faut tenir, être sûr d’avoir deux litres, chaque jour.
Deux pigeons titubent plus loin,
des pigeons parisiens. Je vis à hauteur des chiens, des pigeons, des poubelles.
Les poubelles d’où je tire ma pitance, restes des pieds bien nourris, moi aussi
je vis de malbouffe. Mais pas trop près, ça fait moche pour cette belle
vitrine, un clochard qui fait les poubelles juste devant. Ceci dit, ils
ne veulent même pas des oiseaux, trop gris, trop sales, un peu boiteux. Ni les
pigeons ni moi n’existons pour ces gens. De temps en temps, les étudiants
éreintés qui font la fermeture placent sur le dessus des containers les
aliments les plus récupérables, ils me font une sorte de doggy-bag sur le
dessus des poubelles.
S’il ne pleut pas, demain, j’irai
me balader vers le parc. Je regarde les ouvriers des espaces verts changer les
fleurs sur les plates-bandes. Je me dis qu’avec le prix de ce qu’ils plantent
toute l’année dans ce lopin de terre pollué où les chiens du quartier laissent
leurs communications urinaires, je pourrais vivre au chaud. Mais je profite des
fleurs. Les regarder, c’est gratuit.
Je suis fatigué, si fatigué. Je
ne sens plus le froid. Encore une gorgée pour attraper le marchand de sable et
je pourrai sombrer.
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