lundi 17 décembre 2012

12°

J’ai froid. Tout à l’heure, l’heure avant l’aube, avant les premières lueurs d’un jour blafard, il fera plus froid. Il faut que je trouve un coin avant que la nuit soit trop noire, avant que les rues étincelantes se vident, avant que les passants deviennent uniques et pressés, pressés de retrouver la chaleur qui les attend, eux. Aucune tiédeur pour moi ce soir, que celle qui glougloute dans ce flacon de plastique. Amour, c’est le grand point, qu’importe la maitresse, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… Ma maitresse du soir a des relents acides de mauvais alcool. Quelques minutes d’oubli, mon anesthésique contre la bise piquante, contre les relents d’égouts et de métro.


Tout à l’heure, l’heure avant l’aube, avant les premières lueurs d’un jour blafard, mon cerveau sevré réclamera sa dose de toxique. J’aimerais prendre un café, un matin, un café comme les gens normaux, mais mon corps crie pour de l’alcool, pour du mauvais vin, pour une bière aigre, mes mains tremblent et cherchent les dernières gorgées de liquide. Et j’avalerai en grimaçant ces gorgées, juste assez pour tenir debout, pour changer de niche, pour aller mendier ma prochaine bouteille.
J’ai froid, je n’aime pas ce quartier, je ne m’y sens pas chez moi. Je n’habite pas l’hiver, je lui survis. Peut-être. Les gentils en blouson fluo passeront nous voir, voir comment nous allons, nous les tas de chiffons, nous les amas de crasse, ils nous offriront un café chaud, une petite discussion. Ça fait longtemps qu’ils ne nous proposent plus une place en foyer. Ils viendront nous chercher seulement si une nuit de loup fait ouvrir un gymnase, pour éviter que trop d’entre nous sombrent dans le thermomètre. Je ne les regarde pas toujours, ils maraudent tard dans la nuit et je suis si fatigué. Je fais semblant de dormir, de cuver, j’espère qu’ils ne resteront pas assez longtemps pour dissiper mes brumes, pour briser ce début d’inconscience qui me fait oublier le froid.
Je les ai suivis autrefois, dans ces bibliothèques de misère et de clochards, de déracinés et de paumés, dans ces recueils de pauvreté et de galères. J’ai eu un repas chaud, un bon repas, un lit dans un dortoir surpeuplé, je n’ai pas dormi, entre les bagarres des avinés plus avinés que moi, plus mauvais que la teigne qui ronge l’épiderme de mon voisin, plus agressifs que la vermine qui rampait entre ses poils clairsemés, et les cris des plus fous que moi, fous de solitude et de désespoir. Je n’y vais plus. Là-bas, il n’y a que des ombres d’humains, mes doubles minables, terrible miroir de ma déchéance. Et puis, je n’y avais pas attrapé la teigne de mon voisin, je n’allais pas tenter à nouveau ma chance.
Tout à l’heure, après l’heure avant l’aube, après les premières lueurs d’un jour blafard, j’irai me poster sur le chemin des jambes et des souliers affairés, et je tendrai la main. Parfois, je lève la tête pour découvrir les gens qui vont de ces pas rapides, j’admire les jolis vêtements, je me dis que cette jeune fille serait gracieuse si elle n’avait pas sacrifié à une mode qui l’enlaidit. Je contemple un visage propre, des cheveux bien coiffés, bien coupés, les mains dans des gants, le dos protégé par un bon manteau. Nous ne vivons pas au même étage. Moi je vis avec leurs pieds, loin de leur regard. Ce monsieur passe tous les matins avec son chien, et tous les matins, tire sur la laisse de son clébard pour l’empêcher de me flairer, pour le tenir à distance de mes fumets et de mes guenilles. Son chien est plus propre que moi, mais nous pourrions fraterniser. Nous avons le même point de vue.
Une main laissera tomber une piécette dans ma main tendue, une main culpabilisante, une main qui vit au tiède, une main qui connait le confort et le réconfort, une main qui partage la monnaie du pain. La main ne jette pas un œil sur moi, je murmure un merci, pour moi, pour rester poli, pas pour la main qui ne m’entend pas plus qu’elle me regarde. Plusieurs mains se tendront négligemment vers ma paume tournée vers le ciel, feront tomber ma maigre récolte, ma solde du jour, la promesse d’un autre litre. Les jours de chance, j’ai de quoi acheter au moins trois litres. Mais je n’en bois pas plus de deux. J’ai peur de manquer. C’est terrible ce manque, quand il me ravage. Il faut tenir, être sûr d’avoir deux litres, chaque jour.
Deux pigeons titubent plus loin, des pigeons parisiens. Je vis à hauteur des chiens, des pigeons, des poubelles. Les poubelles d’où je tire ma pitance, restes des pieds bien nourris, moi aussi je vis de malbouffe. Mais pas trop près, ça fait moche pour cette belle vitrine, un clochard qui fait les poubelles juste devant. Ceci dit, ils ne veulent même pas des oiseaux, trop gris, trop sales, un peu boiteux. Ni les pigeons ni moi n’existons pour ces gens. De temps en temps, les étudiants éreintés qui font la fermeture placent sur le dessus des containers les aliments les plus récupérables, ils me font une sorte de doggy-bag sur le dessus des poubelles.
S’il ne pleut pas, demain, j’irai me balader vers le parc. Je regarde les ouvriers des espaces verts changer les fleurs sur les plates-bandes. Je me dis qu’avec le prix de ce qu’ils plantent toute l’année dans ce lopin de terre pollué où les chiens du quartier laissent leurs communications urinaires, je pourrais vivre au chaud. Mais je profite des fleurs. Les regarder, c’est gratuit.
Je suis fatigué, si fatigué. Je ne sens plus le froid. Encore une gorgée pour attraper le marchand de sable et je pourrai sombrer.



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