mercredi 3 octobre 2012

10 décembre

Samuel,

Je t’écris parce que ton frère me l’a demandé. Je t’écris parce que je n’ai pas le courage de venir te raconter ceci en face. Devant ton beau visage intact, sous le regard de tes yeux durs et doux, je n’aurais pas le courage.

Ton frère t’a veillé tout autant que moi. Ta sœur est passée comme un fantôme, tes parents sont restés à ton chevet, brassant leurs inquiétudes, débordant de questions. Ton frère s’est tenu près de toi le jour, comme je t’ai veillé la nuit. Et son affection t’a enveloppé mieux que ma culpabilité, mieux que tout mon amour.

Guillaume a dit qu’il ne voulait pas endosser le rôle du messager, qu’à tout le moins, je te devais la vérité, que tu ne te souviens de rien et que je te dois des heures, des jours de mémoire. Des nuits surtout. Je suis restée près de toi dans les ombres froides, dans l’agitation sourde de l’hôpital où on ne dort jamais.

Tu ne sais pas comment tu es arrivé là, tu ignores tout des évènements qui t’ont transformé en pantin brisé, plus absent que dans le plus lourd des sommeils, incertain à la vie.
C’est fini. Je vais briser tous tes espoirs, et tu voudras brûler tout les souvenirs de moi, de nous. Il n’y a pas d’histoire après notre histoire, après notre vie à tous les deux. Elle s’est achevée ce soir de septembre. Il faut que je te raconte et j’hésite encore.

Nous étions chez toi, et tu voulais me parler. Me parler de la fin de nous, mettre un trait ultime sur ce qui nous fit amoureux, heureux, épris. Tu as dit des phrases définitives, des mots coupants comme des tessons de verre. J’ai marché sur des braises, je t’ai entendu mettre à bas nos projets et nos rêves. Je t’ai écouté me rejeter dans tous les enfers, j’ai eu froid, si soudain, si froid. Je suis morte au bord de tes lèvres. Je me suis penchée sur ta haine et elle m’a consumée.

Je suis partie en claquant la porte, dernier sursaut de fierté, dernière vanité. Je n’ai rien dit, il n’y avait rien à dire. Je t’ai laissé à ta détestation, à tes cris. J’ai détourné mon regard de ton visage adoré, déformé par la colère. Je me suis dit en dévalant l’escalier que tu m’avais un peu aimée pour me haïr si fort.

Je suis restée un moment dans la rue, vide, seule, devenue toutes les ombres de nos moments de bonheur. Je suis restée devant chez toi, sidérée de douleur, statue de sel sans larmes, sèche et glacée. J’attendais un souffle de vie, un élan qui m’emmène loin de toi. Il fallait que j’admette ton absence, que je chemine sans ta présence.

Haletante et sans âme, je suis restée dans le vent tiède et la rue sans lune. J’ai entendu un pas dévaler l’escalier. Tu étais là. Tu étais là et tu me regardais sans amour, pour la première fois. Ou je voyais enfin ce regard. Tu as tendu la main vers moi, et dans ce geste, aucune chaleur, aucune affection. Comme une gifle que tu n’aurais pas osé me donner. Tu as tendu la main vers moi et ce n’était pas pour me retenir.

Je suis partie en courant. Je ne pouvais pas affronter ta colère, je ne pouvais pas vivre ce rejet absolu, terminal. Chacun de mes pas sur le pavé égrenait la distance qu’il fallait mettre entre toi et moi, chaque enjambée me rapprochait de tes vœux, vivre sans moi.

J’ai traversé des rues sans regarder en arrière. J’ai entendu un bruit de freins, un bruit d’impact, je me suis retournée. Tu étais à terre, et un homme affolé quittait sa voiture devant toi. Il a appelé les secours pendant que je me penchais vers toi et que j’énonçais d’une voix vide tes blessures, ton état. Inconscient et brisé, je n’ai pas osé te prendre dans mes bras. Je t’ai maintenu le cou, j’ai fait tous les gestes, noté tous les paramètres vitaux sans penser, sans penser que c’était toi.

Je t’ai suivi à l’hôpital. Je suppose que j’ai trouvé le téléphone de tes parents pour qu’on les prévienne. A leur arrivée, je leur ai raconté ce que je pouvais. Ils ont eu le courage d’accepter que je reste et que je revienne à ton chevet, nuit après nuit.

Mais quand les médecins ont annoncé que tu sortais du coma, je n’ai pas pu attendre que tu ouvres les yeux. J’ai guetté le moindre souffle, j’ai respiré avec toi, j’ai écouté ton cœur battre, j’ai attendu chaque filet d’air entre tes lèvres. Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas être là et voir dans ton regard que tu ne voulais plus de moi.
J’avais déjà entendu ma sentence, je n’ai pas voulu la subir une deuxième fois. Je suis partie quand tu reprenais conscience. Tes proches étaient avec toi, tu ne manquais de rien, de personne.

J’ai reçu les lettres que tu m’as envoyées. J’ai pleuré, enfin, quand tu m’as demandé de revenir. Tu ne te souvenais de rien. Tu avais effacé tous les instants précédant ton réveil. Je ne peux pas revenir, Samuel, c’est toi qui l’as décidé.
Voilà, je t’ai restitué ces moments cruels. Il ne te manque que tes propres souvenirs de cet épisode. Je vais péniblement apprendre à vivre sans toi, sans nous. Je vais attendre ton absence, attendre que ma faim s’éteigne, attendre la fin du deuil. Tu es vivant, et c’est tout ce qui compte. Contrairement aux apparences, moi je suis un peu morte. Et c’est une partie de moi que je dois enterrer, la plus belle sans doute, celle qui était tournée vers toi.


Porte-toi bien, sois fort, vivant et droit.



Gabrielle.

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