samedi 24 février 2018

Mon lapin

Elle a mal aux pieds. A un pied. Pas de symptôme apparent, elle a bien regardé, hormis une rougeur, sur un orteil. Mais ça fait un mal de chien. Ce soir, elle n’a pas beaucoup besoin de ses pieds, juste pour se rendre au rendez-vous. Ça ira.
Elle va retrouver le gros nounours. Un peu, non, beaucoup peine-à-jouir, le gras sans doute. Un physique d’ancien rugbyman empâté au confit et au cassoulet. Un accent aussi rocailleux qu’une côte dans les Pyrénées, des goûts simples et une seule exigence, comme tous, se délester. Il faudrait qu’il se surveille, le gros, il a un corps d’infarctus imminent.
Tant qu’il paie ses deux heures, il a le droit de jouir. Ce qu’il achète, c’est sa pénible ascension vers l’orgasme. Son problème, c’est qu’elle a mal au pied, sans raison, et qu’il va falloir trouver une solution. Elle trotte quand même vers l’appartement. Tout est prêt, il ne manque que l’ours des Pyrénées. Il sera en retard, il appelle ça le quart d'heure toulousain. Et pas moyen de lui faire entendre qu’il rogne sur son temps. Il paie deux heures, il prend deux heures. Elle se prépare en chantonnant. Après, il faudra qu’elle se concentre. Que ça dure deux heures. Il est si laborieux, parfois, qu’elle craint d’y passer trop de temps. Mais comme s’il avait une horloge dans la prostate, il se libère toujours avant qu’elle lui annonce que c’est terminé. Ou c’est pile ce qu’il lui faut, deux heures.
Tout est en ordre, ne manque plus que le client. Elle est ponctuelle, toujours. C’est le premier service qu’elle leur rend, et qu’elle se rend. Arriver et partir à l’heure dite. Nounours sent vaguement l’ail, une odeur sudiste qu’elle ne déteste pas. Une pointe d’exotisme ensoleillé dans la grisaille parisienne. Il vient là « pour affaires » comme nombre de ses clients de passage. Et au passage, il se paie une pute.
Peut-être que Bobonne ne tient pas les deux heures, ou qu’elle s’est lassée de s’escrimer deux tours d’horloge pour que les gonades maritales s’éveillent. Au moins, il bande. Le précédent n’était pas franc de l’érection et en accusait sa partenaire tarifée. Le rendez-vous a manqué de tourner vinaigre, autour de la nouille molle.
Nounours n’arrive pas. C’est agaçant, parce qu’il la retient d’autant. Ce qui ne commence pas n’en finit pas. Elle lui envoie un texto, pour voir : tout va bien ? Il ne répond pas. Elle attend encore. Et encore. Elle n’ose pas prendre ses écouteurs, de peur de ne pas l’entendre arriver. Elle met de la musique sur la jolie chaîne hifi dans le salon. Un truc facile, du jazz. Au bout de trois quarts d’heure, elle se rend à l’évidence. Il ne viendra pas. Ça fait une demi-heure de plus que son retard habituel. Et ce salaud ne l’a pas prévenue. On prévient les gens qu’on respecte. Pas elle.
Elle se remet sur ses pieds, elle a toujours mal, ferme l’appartement, rend les clés avec un sourire chagrin qui lui évite les questions, et prend le chemin du retour. Nounours lui a posé un lapin.
Et puis la semaine s'écoule lentement, au long du flot gris de la Seine dont elle devine le cours par la fenêtre de son minuscule logement. Des habitués. Ils payent rubis sur l'ongle, arrivent à l'heure. Un nouveau, patiemment écrémé au fil des messages qu'elle échange avec eux pour trier, se faire une idée, avant de se lancer. C'est toujours un peu risqué, les nouveaux. On ne sait pas sur qui on va tomber. Certains sont rustres dès le début. Si elle peut, elle évite. Parfois, elle n'a pas le choix et elle y va quand même.
Le nouveau est une bonne surprise. Il est charmant, il a envie de faire semblant de lui plaire. Il y en a qui sont complexés d'acheter ses heures. Ils aimeraient croire qu'ils auraient pu l'avoir pour rien, seulement en lui faisant du charme. Lui, il fait les deux. Il lui glisse son écot, et il la courtise. Pour le sexe, il n'est pas réservé. Un peu rapide sans doute. Son affaire faite, il la caresse un peu et lui dit de se rhabiller. L'heure n'est pas écoulée, elle va lui faire remarquer, mais d'un geste, il balaie ses arguments sur le point de sortir et la balaie, elle. Elle hausse les épaules, et part. Elle se sent presque libre d'avoir grappillé quelques minutes à son client. Son pied lui fait moins mal. Et elle repense à Nounours. Pas de nouvelles depuis ce rendez-vous manqué. Elle est furieuse d'avoir payé la location pour rien.
Un autre nouveau, tout va bien. Lui est simple, direct, il veut deux heures, ceci et cela. Elle explique. Elle est pute, pas actrice porno. Il accepte. Elle est méfiante. Ils tentent souvent leur chance quand même, une fois en sa présence. Comme si elle allait se laisser faire, dans l'enthousiasme du moment... C'est son business, pas son passe-temps, pas un rendez-vous galant, ni un élan irrésistible de désir, qui la fait tomber dans leurs bras. Juste leur fric. Nounours lui trotte dans la tête. Par curiosité, elle a cherché son numéro, son identité. Elle n'a pas eu de mal à le trouver.
En rentrant chez elle, son regard tombe sur la devanture d'un magasin, sur le quai, où des lapins ruminent dans des cages minuscules. Des lapins pour Nounours. Après tout, il habite dans une région agricole, il doit y en avoir, des lapins, par chez lui. Ils ne mangent pas que du confit, les Toulousains. Elle appelle quelques exploitations et tombe sur un éleveur arrangeant qui livre ses bêtes où on veut, même au petit matin.
Le lendemain, le directeur fulminant d'une usine de lavabos, baignoires et bidets convoque son commercial.
- c'est quoi, ça ?
- des lapins, Bertrand.
- monsieur le directeur !
- des lapins, monsieur le directeur.
- et qu'est-ce qu'ils font là ?
- aucune idée.
- ça m'étonnerait !
- comment ça ?
- ils vous sont destinés ! Débarrassez-moi de ses bestioles ! Puis revenez me voir. Je n'aime pas ces plaisanteries.

Elle n'a pas assisté à la conversation, mais elle s'est délectée d'imaginer l'ours des Pyrénées entassant des caisses de lapins dans sa berline.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire