dimanche 25 mars 2018

L'impossible

Tes mains dénouent les miennes, accrochées à mes genoux. Je suis roulée en boule, et à l'intérieur, je hurle, je hurle. Tes mains dénouent les miennes, mes ongles lacèrent ma  peau. Tes yeux d'or et d'ambre me guettent, ils guettent un répit, une accalmie, une pause dans la tempête. Et tes doigts résolus entrelacent les miens, effleurent une phalange. Je voudrais redevenir une forteresse, un temple. Et tu me berces, jusqu'à la fin des égratignures. Puis tu me laisses aller.
De jour en jour, dans cette chambre que les saisons inondent peu à peu de soleil, tu t'appliques au nœud gordien de mes peurs. Tu me parles, je me tais, oui, moi je me tais. Et de jour en jour, quand l'hiver devient printemps, été, automne, tu m'ouvres ta porte et tes bras. La lumière se fait rare à nouveau, et nous discutons, sur le beau parquet de chêne. Je ne sais pas m'asseoir, je ne veux pas approcher le lit, que pour m'y adosser. Quand je frissonne, encore en lambeaux, tu poses ton front contre ma tête et tu dis des bêtises.
Nous nous parlons au téléphone, tous les jours, après les cours où nous usons les mêmes chaises. Tu as des ambitions, des projets, je n'en ai pas d'autres que de survivre à ce tourment. Je me noie dans ton regard, ma veilleuse, mon fanal. Et tes doigts résolus entrelacent les miens, caressent une phalange. Le début de l'été nous trouve bacheliers. Nous célébrons avec nos camarades et bien vite nous retrouvons ta chambre inondée de soleil et nos confidences ininterrompues. Je ne peux pas poser de mots sur mon temple profané, tu n'interroges pas l'outrage.
Nos têtes unies, nous parcourons ta bibliothèque, une partie de la mienne se trouve sur ta table de chevet, traîne dans le salon. Ma mère râle que les bouquins disparaissent, réapparaissent, au gré de tes lectures. Tes vacances au bout du monde nous interrompent deux longs mois. Tu me racontes ce voyage insensé, cette terre australe, ta moitié de famille. Ta peau revient presque sombre de cet air brutal, tes yeux brûlent dans ton visage tanné. Nous plongeons ensemble dans le rythme haletant des cours. Je m'enflamme de fouriérisme, tu restes réservé. Je t'assomme de Stendhal, tu me lances des copies ratées, roulées en boule. Tu t'es trouvé, je me cherche encore, moins blessée. Et tes doigts résolus entrelacent les miens, ouvrent mes mains, caressent un poignet. Nous travaillons comme des galériens, je traduis Homère, Sophocle, tu révises l'anglais, tu déclames Cervantès. Nous nous perdons dans le labyrinthe de glace de Lewis Caroll, Je corrige, tu me contredis, c'est toi qui as raison. Nous trouvons de nouvelles utopies à explorer. Je rêve toujours de phalanstères, tu hausses les épaules et tu prends ta raquette. Je t'attends près de tes livres, j'ai presque tout lu, déjà. Tu reviens en claquant fort la porte, pour me faire sursauter, et rincé, tu viens poser ta tête sur ma cuisse, en silence, pour ne pas troubler ma lecture. Je joue avec tes cheveux un peu humides, tu souffles par jeu sur mes doigts quand ils passent près de ta bouche. Ta main se pose sur ma hanche et tu soupires. Et nous restons là, en paix. Il commence à faire bon près de toi.
La fin des cours, c'est 800 km entre nous toute l'année et pour l'été, 30 heures d'avion et trois océans. Jamais la circonférence de la Terre ne m'a paru plus cruelle. Je reçois des cartes postales du bout du monde, et je pars sur les rivages près de Smyrne tenter d'oublier que mes parents nous séparent. Je suis instable, rebelle, ça crie à la maison. Je pars, je suis partie, je passe mon temps à calculer combien de temps entre chaque week-end à Paris, dans ta chambre où la lumière faiblit, dans ta chambre où tes doigts irrésolus me caressent. Tu guettes un sursaut, un rejet. Tes mains entrouvrent mes vêtements, se posent sur mon ventre, mes épaules, mes seins. La barrière de la ceinture entre nous reste une frontière sans retour.
Je ne suis pas pour toi, tu n'es pas pour moi. Nous nous y tenons, comme deux imbéciles. Tu me crucifies d'une autre affection, d'un autre désir. Il y a un autre visage dans ton sourire, une autre peau sous tes mains, un corps qui veut du tien. Pas moi.
Et quand je tangue sous un autre poids, quand je me réconcilie à d'autres bras, quand je me consume dans ce feu de joie, tu te tais aussi. Pas de carte postale, cet été-là. Je ne l'aurais pas lue, tout entière abîmée dans l'exultation de ce plaisir, gagné, conquis, grâce à toi, pas avec toi.
Et quand je m'ampute de qui j'ai aimé à la folie, je n'ose pas briser le silence. Il faut un an pour que le facteur admiratif m'apporte ta carte postale. Je t'écris. Je te raconte mes gouffres, mes délires. Je lis tes pattes de mouche en réponse. Tes yeux d'ambre et d'or sur moi, tes doigts irrésolus sur ma peau, mes mains ouvrent ta chemise, et je suis partie. J'ai trop mal d'aimer et le désir ne suffit pas. Nous passons des heures à nous chercher, à nous fuir. Tu veux des mots définitifs, je ne peux pas les prononcer. Tu quêtes un aveu, je me tais. Il te faut une phrase, si courte et pour moi si funeste. Je peux t'aimer, pas te le dire.
La faim fit notre fin. Dans ta chambre inondée de soleil, j'ai enfin approché le lit, accepté tes mains sur moi où tu ne m'avais jamais touchée, parcouru ta peau de caresses affamées, posé ma bouche et mes lèvres où tu m'attendais. Il faudrait que nos épidermes chantent un cantique dont j'ai oublié les paroles, il faudrait que nos cœurs prennent la même mesure, que nous nous chuchotions le même air. Je suis pleine de toi, du rythme de tes hanches, et rien ne chante en moi. Tes yeux plantés dans les miens, ton sexe enfoui dans mon ventre, enfin désunis, défaits, vaincus. En quelques semaines vite avalées par des kilomètres de voies ferrées, nous avons tout consumé. Il te fallait un amour qui s'énonce à haute voix.



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