mercredi 10 octobre 2012

Toutes les femmes

La petite qui s’interroge, contemple l’abricot blanc encore fermé en haut de ses cuisses, pas de seins, pas de fesses, femme en devenir.

L’adolescente incertaine de se donner, celle qui garde comme un trésor le sceau qui la fait intacte.

Celle qui vend sa peau douce à ceux qui sont prêts à acheter une heure de sa jeunesse.

Celle qui n’a pas connu de caresses, le visage tourné vers le ciel, la tête pleine de mots obscurs, l’âme en extase, au-delà du monde.

Celle qui cherche à d’autres lits, à d’autres peaux le réconfort, l’illusion de l’affection, la sécurité d’être aimée, ou du moins désirée.

Celle qui regarde son mari et évalue le prix qu’elle a payé pour son confort, pour sa maison, ses enfants, sa voiture, sa cuisine sur mesure.
Celle qui crie, celle qui hurle, celle qui griffe et qui mord. Celle qui veut, celle qui possède, celle à qui on appartient.

Celle qui attend sur le seuil, celle qui ferme la porte, suivant des yeux le dos de l’amant qui s’éloigne, celle qui pleure en silence, sachant qu’il ne reviendra pas.

Celle qui passe sur un front brûlant, sur des joues trop froides, sa main inquiète, le visage plissé de toutes les angoisses.

Celle qui tient une main ridée et déjà molle, celle qui n’a aimé qu’un seul être et l’accompagne à sa dernière demeure.

Celle qui veille un enfant, celle qui panique, celle qui se tait, une boule l’étouffe, un souffle encore la maintient parmi les vivants.

Celle qu’on traine au tribunal de la honte, deux fois victime de la loi et de l’inconstance des hommes, celle au deuil impossible, à la dignité perdue.
Celle qu’on va lapider, celle qu’on a bannie, pour la faute d’un autre genre, pour un désir qui s’est fait chair, pour un égarement.

Celle qui se tient droite, celle qui a plié, celle qui résiste et celle qui se soumet, celle qui rampe dans la boue putride du déshonneur. Celle qu’on défigure, celle qu’on cache, celle qu’on enterre vivante dans un drap bleu du ciel, bleu de dieu.

Celle qui pleure sur sa fille nouvelle-née, destin de femme, destin haï.

Celle qui se tue à élever des enfants dont elle a mal choisi le père, celle qui aimait et qu’on a quittée.
Celle qui s’habille et se pare pour un tango, pour une parade, celle qui attend que les mâles fassent la roue, celle qui les fait attendre.

Celle qui facture le moindre câlin, au prix fort des preuves d’amour, immatérielle économie du désir et de l’affection.

Celle qui oublie qu’elle est femme, pas assez belle, banale, un peu moyenne, invisible et sans grâce, qui bavasse sur ses collègues.

Celle qui se vêt comme on se déshabille, qui s’offre en pâture aux regards, malade de vivre uniquement du regard brûlant des hommes sur ses cuisses, sur ses seins.

Celle qui se donne et celle qui dit oui, celle qui se force et celle qu’on ouvre, celle qui se refuse et qui dit non, celle qu’on toise, la moue hautaine, celle qui n’a que des rivales.

Celle, devenue une ombre, qui erre en peine au milieu des fleurs des morts, qui n’a plus d’autre domicile qu’une pierre tombale, plus d’autre raison d’être qu’un bloc de marbre où se sont échoués tous ses amours.

Celle, éclatante de vie, qui éclaire nos jours de sa force et de sa gaieté, qui n’a d’autre beauté que son sourire radieux, que la lumineuse évidence de son esprit ouvert. Celle aux yeux émerveillés, qui conte les miracles de la terre, qui compte les joies et s’en fait un collier.

Celle aux mains douces qui entend tout et apaise et qui pose ses mots amoureux de vie sur nos peines, nos bonheurs, nos contrariétés, nos instants de douceur.

Celle qui relève et celle qui console, celle dont les bras sont tous les havres, tous les ports, tous les abris, celle qui fait rempart contre la laideur du monde, celle qui recueille les larmes et s’en fait une couronne.

Celle qui donne naissance, et fait deux parents.
Celle qui ne peut pas être mère, au ventre imparfait, matrice d’autres bonheurs, féconde d’autres ouvrages.

Celle sans talent, sans histoire, mère des habitudes, gardienne des usages, bien dressée, bien élevée.

Celle qu’on bafoue, marre de la voir, elle et ses manies, devenue vieille et sèche, dure et sans attraits, trop connue, sans désir, celle dont on se détourne pour se rassasier de chair neuve.

Celle qui soigne, qui apaise, celle qui accueille, celle qui tient la main de l’enfant apeuré, de l’enfant rassuré.

Celle qui aime contre toute évidence, contre toute raison, qui aime à en cesser de vivre.

Celle qui est partie, ivre de rage, jetant des affaires par les fenêtres, celle qui a pris les marmots, la voiture, le chéquier.

Celle qui écoute et qui prend sur ses épaules trop frêles les maux de vivre, les angoisses et les désillusions, celle à qui on ne demande plus si elle va bien, si elle souffre.

Celle qu’on a crucifiée de douleur, un cri, un long cri de désespoir, à qui on enlève ses bien-aimés.

Celle qui regarde la caresse des jours, celle qui ouvre les volets, celle qui pose sur la table le joyeux goûter des enfants.

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